Se faire signe protocole, expérimentation, éducation artistique et culturelle
Sollicité par la DRAC Aquitaine en 2015, SPRAY et UBIC ont initié une expérimentation visant à interroger les manières de faire trace de parcours d’éducation artistique et culturelle. Deux équipes associant artistes et universitaires se sont lancées, chacune dans un lycée agricole de la région, pour penser et imaginer des outils dans ce but.
Durant l’année 2017, Marine Illiet, Lucie Lafitte, Chloë Serieys du collectif à table ! et moi-même sommes allés à la rencontre des élèves d’une classe du LEGTA Libourne-Montagne et de leur enseignant, Rémi Philton. S’il y avait en toile de fonds le travail qu’ils menaient alors avec la Grosse Situation, il a surtout été question pour nous 4 de réfléchir au sens d’une évaluation et à cette idée de « faire trace ». Nous en avons tiré un protocole (mis à disposition de qui le souhaite…) dont l’élaboration est racontée dans un texte intitulé Se faire signe, repris ci-dessous.
Les enjeux de la commande et de la trace
Puisqu’il s’agissait d’expérimenter, nous avons d’emblée interrogé le cadre et les enjeux de la commande qui nous était faite. Pourquoi s’occuper de faire trace de projets d’éducation artistique et culturelle (EAC) ? Quelles sont les motivations qui conduisent un ensemble de partenaires publics à missionner des binômes artistes/chercheur pour réfléchir aux manières de faire trace de ces projets ? Pour qui s’agit-il de faire trace ?
Étant donné le peu de temps qui nous était imparti et le fait que nous ne sommes pas des experts de l’éducation artistique et culturelle, nous avons cherché à poser des hypothèses et à les confronter à un contexte particulier.
La principale de nos hypothèses était que les élèves profiteraient mieux d’un projet EAC s’ils en tiraient un signe (plutôt qu’une trace) qui ferait sens pour eux-mêmes.
Cette hypothèse venait en réaction à une autre hypothèse : demander aux élèves de faire trace d’un projet EAC est un moyen supplémentaire de les évaluer.
Nos modes d’intervention ont été orientés par le manque de temps et par notre entrée en jeu plusieurs mois après le démarrage du projet réalisé avec la Grosse Situation. Nous avons considéré cette situation comme un atout. Plutôt que de suivre les lycéens et mener un travail sur la trace avec eux au fil du projet, nous avons cherché à les mettre dans des dispositions particulières pour qu’ils fassent d’eux-mêmes émerger des signes après coup. Cela a pris la forme un protocole de travail que nous leur avons soumis et qui était censé les orienter dans cette démarche.
L’objectif de notre mission étant de produire un outil qui puisse être utilisé en d’autres circonstances, autrement dit qui ne soit pas trop marqué par la situation de départ, nous avons d’emblée veillé à ne pas trop nous approcher du travail mené par la Grosse Situation avec les lycéens. Cela se justifiait d’autant plus que la démarche artistique de ce collectif consistait, dans une certaine mesure, à produire la matière et les traces d’une création à venir.
La 1ère rencontre avec les lycéens, pour saisir quelques habitudes
Dans ce but, nous n’avons ni rencontré les membres de la Grosse Situation, ni assisté à une séance de travail entre les artistes et les lycéens. La première rencontre que nous avons eue avec ces derniers s’est déroulée le 9 mai 2017. Afin de nous extraire du cadre scolaire, nous souhaitions que la rencontre ait lieu en-dehors de l’établissement. Cela n’a pas été possible, mais nous avons toutefois pu nous déplacer avec eux, au sens propre comme figuré.
L’enseignant, Rémi Philton, avait pour consigne de ne pas dire qui nous étions ni ce qui allait se passer. La séance a débuté en groupe. L’enseignant se tenait à l’écart. Nous étions répartis parmi les lycéens, assis autour d’une grande table. Nous quatre avons respectivement donné nos prénoms et évoqué brièvement une de nos occupations préférées (sport, cuisine, balade, etc.).
Ces présentations faites, nous avons aussitôt proposé aux lycéens de se diviser en deux groupes et d’aller discuter au milieu des vignes qui leur servent de terrain d’apprentissage. Marine et Chloé avec un groupe, Lucie et Sébastien avec un autre, nous avons parlé au grand air et de la manière la plus badine qui soit de leurs habitudes en matière de conservation et de partage de souvenirs. Il fut très peu question de leur travail avec la Grosse Situation, la discussion passant librement d’un sujet à l’autre, l’ensemble nous fournissant matière à réflexion. De retour en classe, nous avons poursuivi la conversation en nous intéressant aux images via lesquelles ils cherchaient à se représenter eux-mêmes, que ce soit via leur profil Facebook ou sur les murs de leur classe. Au terme de cet après-midi, nous avons pris un temps pour échanger avec l’enseignant sur la manière dont lui-même faisait trace des projets EAC qu’il encadrait.
De ces échanges, nous avons tiré les observations et réflexions suivantes
- Les lycéens ont témoigné d’un attachement fort au groupe dont ils faisaient partie, ce qui nous a amené à penser qu’un « travail de mémoire » sur un projet EAC devrait être réalisé à cette échelle. Puisqu’un projet EAC est une aventure collective, pourquoi ne pas travailler collectivement à en produire les traces ?
- La parole reste le mode privilégié pour se raconter et partager des souvenirs et des histoires ;
- L’acte de partager prime sur le contenu partagé. L’anecdote, vue de l’extérieur, peut avoir une importance de premier ordre pour les lycéens qui la partagent. Ne pas préjuger de ce qui fait signe pour eux ;
- Ils ont fait preuve d’une certaine facilité (plus ou moins grande selon les individus) à se dire, à parler de soi et, dans le même temps, un certain manque de distance à l’égard des représentations qu’ils se font ou qu’ils donnent d’eux-mêmes ;
- Le regard que les autres portent sur eux en tant que personnes et groupe est très important, même si c’est pour s’en défendre ou réagir contre ;
- Rémi Philton a reconnu conserver plein de souvenirs d’actions similaires antérieures (« un tiroir plein ») et avoir des difficultés à y replonger pour en faire quelque chose. Si l’accumulation de traces est assez facile, la production de signes requiert un effort, pour l’enseignant aussi.
Le protocole
Le protocole que nous avons imaginé visait à aider les participants à ce projet – élèves et enseignant confondus – à accorder une plus grande attention à l’expérience qu’ils avaient partager et à l’inscrire dans une durée qui excède le temps de l’action.
De manière plus générale, notre protocole visait à distinguer les projets d’éducation artistique et culturelle des programmes et des environnements scolaires où ils sont pris. Cette distinction devait passer par une remise en question de la place et du rôle de l’enseignant et de l’élève.
Dans notre protocole, l’enseignant serait celui qui choisit des éléments qui, à ses yeux, font trace au sein du projet dont il est l’initiateur ; l’élève serait celui qui reçoit ces éléments comme un point de vue/un récit singulier auquel il peut réagir et qui peut l’aider à prendre position. Cette remise en jeu des rôles des uns et des autres dans le cadre d’un projet d’éducation artistique et culturelle pourrait modifier (hypothèse) la perception et la réception, donc la mémoire, de cette expérience. Si notre hypothèse était juste, les élèves se mettraient à leur tour à penser à des éléments qui symboliseraient profondément le projet auquel ils avaient participé.
Ces éléments pouvaient être des choses matérielles ou non, des objets, des phrases, des enregistrements sonores, des dessins, de taille et de proportion variées dont le seul point commun devait être leur lien au projet EAC. La demande que nous avions faite à Rémi Philton était volontairement évasive. L’essentiel était qu’il dise quelque chose de ces éléments de sorte qu’ils deviennent des prétextes à la remémoration et à l’échange. Nous avions également évité de lui donner des indications sur la manière dont il devait présenter ces objets ou en parler. Comme toujours dans notre protocole, les participants étaient laissés libres d’interpréter nos demandes. Ne pas trop en dire, en somme, pour les laisser en imaginer et en produire le sens.
La 2e rencontre, pour se faire signe
Les éléments rassemblés par l’enseignant ont été présentés aux élèves le 6 novembre 2017 lors d’une séance spécifique à laquelle nous avons participé. De cette discussion devait surgir l’idée d’autres éléments, cette fois propres aux lycéens, des éléments qu’il allait falloir intégrer dans une photo mettant en scène le groupe dans un endroit symbolique du projet.
La photo devait être réalisée au terme de cette séance, notre objectif étant que le temps consacré à la création de ce signe ne soit pas vécu comme une contrainte supplémentaire dans un agenda déjà serré.
Les récits associés aux objets réunis par l’enseignant, et la générosité avec laquelle il s’est prêté à cet exercice, ont produit l’effet escompté sur les élèves. Leur parole et leur mémoire se sont libérées. En quelques minutes, le groupe s’était accordé sur une liste d’objets emblématiques à leurs yeux : le blason de Puisseguin « car Puisseguin sera toujours associé à ce projet, pour moi. » ; une marmite, souvenir d’une soupe mémorable réalisée par le groupe avec la Grosse Situation ; une casquette et de la crème solaire, parce que la marche dans le village (l’acmé du projet) s’était déroulée durant la canicule ; une brouette « parce qu’il faisait tellement chaud, qu’on s’y asseyait les uns après les autres pour se reposer » ; les pancartes réalisées lors du projet, certaines par les membres de la Grosse Situation, les autres par les élèves, toutes mentionnant des revendications en lien avec la terre et leurs futurs métiers.
Aussitôt ces objets repérés, nous avons laissé une demi-heure aux élèves pour les réunir. Par petits groupes, chacun accompagné d’un membre du binôme chercheur/artistes ou de l’enseignant, ils avaient pour mission de « fabriquer » les traces que devaient représenter ces objets, qu’importe si la brouette n’était pas celle réellement utilisée ou que la crème solaire soit une image trouvée sur internet et imprimée dans la foulée. L’enseignant, qui serait lui aussi sur la photo, pouvait ajouter à cette liste un des éléments qu’il avait mis de côté, en l’occurrence une paire de chaussures de randonnée, « car le plus important, pour moi, c’est que nous avons marché ensemble ».
Le groupe – enseignant et élèves confondus – s’est également rapidement entendu sur deux endroits significatifs à leurs yeux pour réaliser la photographie. Cette fois encore, nous avons pris soin de ne pas être trop dirigistes et de les laisser choisir l’image qu’ils voulaient renvoyer d’eux. Nous avons simplement veillé à ce que tous apparaissent sur la photo après leur avoir précisé que cette photo serait la leur.
De retour en classe, nous avons rapidement fait une sélection de quelques photos, que nous avons vidéo-projetées. Après quelques minutes, une avait leur faveur. Nous leur avons demandé s’ils souhaitaient lui voir associer une phrase. Il fut choisi « Je me lèverai et j’irai », devise dont on avait découvert ensemble une demi-heure auparavant qu’elle était celle de Puisseguin, et dont les résonances avec le projet étaient aussi évidentes qu’inattendues. À leur demande, nous nous sommes engagés à fournir cette photographie à chaque personne du groupe au format numérique et dans un format papier d’assez grande taille pour qu’elle soit affichée dans la classe.