Doucement doucement objet éditorial, art contemporain, archives
« Comment j’ai tenté de raconter Doucement doucement »
(Le texte ci-dessous est à la base d’une communication que j’ai prononcée le 26 octobre 2019 au 59 Rivoli lors des rencontres « Archives communes pour lieux hors du commun ». Doucement doucement était alors en cours).
Le contexte
Doucement doucement court sur toute l’année 2019. Il consiste à mettre en dialogue les archives Bordeaux métropole (le fonds, le personnel, le bâtiment) et la création artistique contemporaine. Si les 8 artistes de grŒp sont en première ligne, d’autres sont invités à prendre part à ce work in progress dont le commissariat est assuré conjointement par Emmanuel Aragon (artiste membre de grŒp) et Marie-Sylvie Barrère (chargée du développement artistique et culturel aux archives). Doucement doucement offre un cadre privilégié de rencontre entre les archives et ces artistes, selon le principe d’un compagnonnage au long cours.
Ce travail s’articule en trois séquences (mars 2019-juin, juin-septembre, octobre-janvier 2020). Chaque séquence est inaugurée par un vernissage donnant à voir un état de ce dialogue, mais les choses peuvent évoluer au cours d’une séquence au gré des recherches et des envies des personnes associées à cette démarche. Autrement dit, l’exposition est un mode de présentation du travail réalisé dont la forme n’est pas figée.
Certaines œuvres sont créées pour l’occasion, d’autres existent déjà.
Pour les deux premières séquences, Doucement doucement se déployait essentiellement dans le petit lieu, un espace situé à l’entrée de la salle de lecture. On y trouve un meuble-vitrine où, en temps normal, des documents provenant des archives sont exposés. Dans ce meuble, mais aussi sur les murs qui l’entourent sont présentées différentes œuvres en regard de documents. Pour la troisième séquence, l’ensemble de la salle de lecture a été utilisé (petit lieu compris), mais aussi le hall d’entrée.
L’enjeu éditorial
Comment faire apparaître le travail invisible qui se joue dans cette démarche, c’est la question que les membres de grŒp me posent en janvier 2019. C’est en tout cas comme cela que j’ai fini par la formuler pour moi-même, parce que leur demande n’est alors pas claire. Mais ce flou n’est pas gênant, il fait partie d’un projet que ni les archives ni grŒp n’ont jamais tenté. Il s’agit d’une expérimentation, avec sa part d’incertitude.
Avec le recul, il me semble que ces enjeux étaient et sont principalement des enjeux de visibilité.
> Pour les archives, il importe de valoriser les fonds qu’elles hébergent et le travail qu’elles mènent. La valorisation est la 5e des missions de service public confiée aux archives (« valoriser et diffuser au plus large public », après « collecter », « classer », « conserver », « communiquer »).
> Quant aux artistes, l’enjeu de visibilité correspond à un double souci : celui d’avoir des espaces de monstration de leurs œuvres (ce qui est le cas en l’occurrence) et celui de faire leur promotion, en tant que collectif jeune et tant qu’artistes toujours en recherche de reconnaissance.
Supposition : ce qu’on attendait peut-être de moi, c’était de contribuer à cet objectif commun en racontant l’histoire de cette démarche, le tout avec un point de vue bienveillant sur l’institution et les artistes. Ce que j’ai exploré, c’est la possibilité de raconter l’histoire sans faire autorité.
Au regard de ce projet, mais aussi parce que j’essaie depuis quelques années de produire des objets ou des protocoles éditoriaux hybrides, situés à la lisière de la communication et de la médiation, tout autant préoccupés de la forme que d’analyse critique, j’ai répondu à cette demande par deux propositions. L’une relève de la ligne éditoriale, l’autre concerne le format.
Premièrement, j’ai très vite précisé que je n’allais pas faire un travail de médiateur culturel au sens traditionnel où on l’entend. Les textes que j’allais écrire n’allaient pas chercher à éclairer le sens des œuvres et des démarches artistiques en présence. Il me semblait important de montrer que les œuvres ou ces démarches étaient un des éléments du projet global, qu’elles ne seraient que les épiphénomènes de ce projet. De même pour les archives, je ne pensais pas pertinent de me focaliser sur la mission de valorisation évoquée plus haut. Le sujet, en somme, ce n’était pas pour moi les œuvres ou le travail des archives.
Ce que j’ai proposé de faire, c’est de montrer comment les archives/archivistes et les artistes allaient être marqués par ce projet. Pas montrer ce qu’ils font mais ce que ça (leur) fait. Si je faisais un travail de médiateur, c’était en me référant à l’étymologie du terme médiation, laquelle rappelle que la médiation, ce n’est pas une question d’intermédiaire, mais de milieu. Et en effet, Doucement doucement est un milieu particulier (fait d’archives, d’archivistes, d’art contemporain et d’artistes contemporains) que je souhaitais faire apparaître sous l’angle des relations et des effets qu’il produit sur ceux qui le pratiquent et le fréquentent.
Je souhaitais également ne pas mettre les archives d’un côté et les artistes de l’autre. L’intérêt de ce projet, c’est de créer un milieu où archives et artistes soient modifiés ensemble. Même si ce qui est modifié diffère selon que l’on est archiviste ou selon que l’on est artiste, c’est dans un mouvement commun qu’ils l’auront été. C’est, je crois, ce que l’on appelle l’intermédiation.
Deuxièmement, j’ai d’emblée proposé de réfléchir à un format propre à cette expérience. Dans une certaine mesure, je crois toujours valable la formule de Marshall MacLuhan (« le medium est le message ») et il me semblait important de penser au medium (au sens de format et de support) autant qu’à la ligne éditoriale. Comme j’ai eu l’occasion de le faire en d’autres circonstances, il me paraissait essentiel de déduire le format de ce contexte. Or ce contexte, ce sont les archives, l’endroit où l’on conserve et organise la matière première de ce qui, un jour, peut-être, fera histoire. Si je devais « faire » le chroniqueur, l’historiographe ou le mémorialiste de Doucement doucement, il était indispensable que je m’inspire du travail et des outils des archivistes. Ce n’était pas difficile : il suffit de passer un peu de temps aux archives pour constater que nous sommes tous quotidiennement confrontés à leurs questionnements : nous avons tous à organiser et à nous y retrouver dans les informations infinies que nous avons à traiter et que nous mettons de côté (la pile de livres, les albums téléchargés, les pdf à lire, les marque-pages associés à nos moteurs de recherche, etc.)
L’objet éditorial
La grande question des archives, à mon sens, ce n’est pas tant de savoir ce qu’il faut archiver (a priori tout) que la manière de se retrouver parmi tout ce qui a été archivé. Et pour ce faire, les archivistes possèdent des techniques que la plupart d’entre nous n’avons pas. Ils disposent par exemple de ce qu’ils appellent des instruments de recherche. Sous cette appellation on trouve des ouvrages, fichiers, bases de données qui facilitent l’orientation parmi la quantité de documents (aux archives, tout est document, même un tableau, une maquette ou un costume) rassemblés dans les fonds (= ensemble de ressources). Ces instruments de recherche prennent la forme de registres, de classeurs, de catalogues, d’index, de cardex analogiques ou numériques. Ils respectent, ou devraient respecter, la Norme générale et internationale de description archivistique (ISAD-G) censés faciliter l’harmonisation des informations décrivant un document, donc la recherche.
L’objet que j’ai conçu pour Doucement doucement s’apparente à un instrument de recherche dont il reprend les codes avec rigueur et légèreté. C’est un classeur, identique à de nombreux autres. Il porte un titre semblable à celui qu’on trouve sur d’autres (fonds Mellier/fonds Doucement doucement) Il est constitué de fiches (la fiche est le support par excellence d’indexation et de qualification d’un document). Ces fiches sont composées selon une norme respectueuse de l’ISAD-G. Elles ont toutes la même apparence. Elles affichent des codes qui sont emblématiques des archives, comme l’écriture au normographe ou les mots-clés. Elles sont de facture modeste, en noir et blanc. Elles ont un aspect fonctionnel et fragile. Car les archives sont un lieu où règne une grande fragilité…
La différence entre ces fiches et celles que l’on trouve dans les « vrais » instruments de recherche, c’est leur contenu. J’ai souhaité qu’il soit d’une grande diversité, en opposition au ton, à la graphie, au style extrêmement normé des « vraies » fiches. On y trouve des choses écrites de manière tapuscrite, manuscrite, au normolettre, dans un style journalistique, dans un registre analytique de type universitaire ou au contraire poétique, avec utilisation de la première personne du singulier ou non. Il y a des collages (de textes ou de photos), des dessins. Ces derniers temps, j’ai fait en sorte que cette diversité soit encore plus grande en remettant deux fiches à chaque membre du personnel des archives et à chaque artiste participant à Doucement doucement, avec pour demande qu’ils partagent un extrait du projet et un extrait des archives. Au final, l’ensemble est l’expression d’une multitude sans cohérence apparente, fragmentaire, semblable à ce qu’on trouve dans les réserves des archives.
Normalement, un instrument de recherche est un outil pour accéder à un document présent dans le fonds. Dans ce cas, l’instrument de recherche ne renvoie pas un fonds, puisque les pièces créées ou présentées dans le cadre de Doucement doucement (à l’exception de deux ou trois) ne resteront pas aux archives. En revanche, mon souhait est que cet instrument de recherche se mêle aux autres sur les étagères de la salle de lecture. À la fois comme une sorte d’instrument de recherche alternatif (ce qu’il y a l’intérieur ne ressemble pas à ce qu’on trouve dans les autres, et puis il ne renvoie qu’à lui-même, le consulter c’est déjà lire une version de l’histoire fragmentée de Doucement doucement) et comme un propos sur le projet Doucement doucement dont il ne restera peut-être au final que cet objet. Car souvent, de ces projets, de ces histoires, il ne reste que la trace.
Mon propos était de créer un objet qui ne soit pas une trace mais un signe, non pas le reste d’une présence passée, mais le support d’une création interprétative. En consultant cet instrument de recherche, j’aimerais que le lecteur se sente dans la position du « chercheur » qui se raconte sa propre histoire à partir des morceaux d’histoire contenus dans le fonds Doucement doucement. C’est, je crois, ce qui se passe pour toute personne venant consulter les archives. Mais c’est aussi, me semble-t-il, ce que ce projet – Doucement doucement – a mis en évidence, à savoir que les historiens, comme les artistes, comme nous tous potentiellement, nous nous racontons des histoires et qu’aucune, dans le fonds, n’est plus vraie qu’une autre.